
Un écran noir, le son d’une batterie, le rythme qui monte crescendo… Le film débute ainsi, comme un symbole, car c’est incontestablement la montée en puissance qui donne ce souffle et cette énergie au film de Damien Chazelle. Ce jeune Américain passionné de jazz avait initialement donné naissance à Whiplash sous la forme d’un court-métrage (dont il était déjà scénariste et réalisateur) en 2013. C’est l’année suivante qu’il décide de l’adapter en grand format. Chazelle, qui a lui-même été batteur dans le jazz band de son lycée, puise dans sa propre expérience pour nous livrer une sorte de mélange entre film musical, film d’action, drame… et, à l’image de ses personnages, n’hésite pas à repousser toutes les limites.
Parmi les relations prof-elève(s) qui ont marqué le cinéma, on retient bien évidemment les prestations de Robin Williams dans Le Cercle des poètes disparus (1989), film sur le savoir et la connaissance que font les hommes libres mais aussi dans Will Hunting (1997), où l’acteur a cette fois affaire à un jeune Matt Damon très difficile, le film traitant le thème de l’éducation par la connaissance de ses propres émotions et l’affrontement de ses problèmes. Mais Whiplash, c’est un autre niveau.
Whiplash, c’est l’histoire d’une rencontre. D’un côté, Miles Teller, un jeune homme ambitieux de 19 ans qui a pour passion : la batterie et qui souhaiterait intégrer le conservatoire de Manhattan et surtout devenir l’élève de Terence Fletcher. De l’autre, J.K. Simmons incarnant à la perfection un professeur perfectionniste et tyrannique. Quand Andrew Neiman, le jeune musicien, rencontre le professeur Terence Fletcher au sein du prestigieux Shaffer Conservatory, il est bien loin de se douter que sa vie est en train de prendre un virage à 180 degrés. Lors d’une première entrevue avec le groupe entier, Andrew montre ses talents à la batterie, ce qui au début peut nous faire penser que Fletcher est conquis mais au fur et à mesure du cours, il va commencer à demander plus de précisions, arrêter plusieurs fois Andrew pendant qu’il joue pour lui répéter que ce n’est pas son tempo puis d’un coup jeter une cymbale vers lui. La scène se termine par l’humiliation du jeune batteur par son professeur qui le gifle violemment jusqu’à ce qu’il adopte le rythme parfait. Au final, Andrew est finalement choisi pour être le second batteur de l’orchestre du Conservatoire. Il prend alors connaissance de sa méthode: aucune patience, aucune tolérance, seule la perfection est acceptable. Mais Fletcher, n’est pas simplement un personnage connu dans le monde de la musique, c’est également un enseignant intransigeant, ferme et sans scrupules. Chaque note, chaque prestation, chaque mélodie, chaque répétition, chaque solo, tout se doit d’être absolument parfait et de respecter son tempo. En effet assister à son cours, c’est prendre le risque de subir une déferlante d’injures et d’humiliations censées nous rappeler que nous ne sommes pas ici pour se tourner les pouces mais que nous venons plutôt d’entrer dans la cour des grands: seule la perfection prime et l’on doit à tout moment lui prouver que nous méritons notre place, sous peine de se faire traiter sans ménagement. Plus qu’un chef d’orchestre, Fletcher prend des airs de sergent-instructeur qui transforme ses étudiants en musique en jeunes recrues militaires. Pour justifier ce comportement pour le moins déconcertant, Le mentor n’hésite pas à rappeler à plusieurs reprises une anecdote concernant Charlie Parker : adolescent, sa performance lors d’une représentation en compagnie du batteur Jo Jones ne fut pas à la hauteur, si bien que ce dernier lui balança une cymbale sur la tête. Désappointé, Charlie Parker partit s’entraîner pendant un an avant de réapparaître et de devenir le « Bird », un des meilleurs musiciens de jazz de l’histoire. Devenir le meilleur, voilà ce qu’Andrew veut devenir et malgré ses méthodes brutales, Fletcher veut par-dessus tout dénicher le futur grand parmi ses troupes. Tous deux sont des amoureux du jazz, des perfectionnistes qui ne voient pas du tout la musique simplement comme un art ou un divertissement mélodieux. Le personnage d’Andrew prend alors une autre dimension. La batterie ne constitue plus un simple loisir, mais une discipline sportive qui nécessite des heures d’entraînements toujours plus intenses, qui encourage le musicien à dépasser ses limites et à être poussé dans ses derniers retranchements, à laisser la sueur et le sang imbiber notre front et nos mains jusqu’à ce que l’on obtienne la maîtrise et/ou le résultat escomptés.
Évidemment, ses efforts payent et il gagne sa place de batteur titulaire après avoir convaincu lors d’un concours prestigieux. Mais comme le dit Fletcher, le remplaçant peut très vite devenir titulaire (et vice-versa). Andrew le constate rapidement quand un autre batteur vient le concurrencer. Ils sont désormais trois en compétition pour une place qui vaut très cher. S’en est trop pour l’ambitieux garçon qui décide de rompre avec sa petite amie pour pouvoir se consacrer uniquement à sa passion. Au cours d’une scène haletante, il parvient à se démarquer des deux autres garçons en tenant jusqu’au sang le rythme effréné imposé par Fletcher que l’on perçoit de plus en plus comme un psychopathe illuminé. Le film est juste magistral sur tous les plans. Tout d’abord parce qu’il emploie un minimalisme de mise en scène précis et percutant avec sa simplicité et unité des décors dans les tons chauds. les séquences musicales sont transcendantes. Chazelle et son monteur sont des métronomes. L’un filme ; l’autre remet en place, au son entraînant de chansons de jazz et d’une batterie qui occupe la majeure partie de l’espace sonore du film, comme si elle seule comptait, et pas les saxophones, trompettes ou piano. Oui, on entendra ces instruments, mais pas aussi fort, pas de manière aussi percutante ou grisante que l’on entend cette batterie, filmée de manière magnifique et imprenable. Chazelle nous fait passer par toutes les émotions possibles face à cet instrument. Parfois sous pression, comme les personnages, parfois exaltés, mais souvent le souffle coupé par la maestria visuelle d’un montage très cut et pourtant parfaitement lisible, et des émotions transmises par chaque coup de baguette sur les cymbales ou les caisses de la batterie. Les travellings par exemple, rares, font un effet maximum quand ils sont mis en scène lors des représentations des lives. L’ingéniosité du metteur en scène à saisir les regards est également une empreinte marquée du film. Il capte avec une force émotionnelle cette lutte entre maître et élève qui se transforme petit à petit et de manière sinueuse en une des plus intenses confrontations à ascendance despotique du 7ème art. Whiplash pour moi, c’est le Black Swan de la batterie, parce que pour ceux qui ont regardé ce chef d’œuvre, la performance de Natalie Portman est tout bonnement phénoménal. La relation entre elle et l’unique Vincent Cassel m’a tout de suite fait penser à celle de J.K Simmons et Miles Teller. D’ailleurs, dans un entretien à Allociné, l’ambitieux cinéaste allait jusqu’à comparer la batterie à la boxe. Dans son film, « il fallait de l’action comme chez Peckinpah ou Scorsese ». Peut-être avait-il pour objectif de concocter un Raging Bull musical. Chazelle tient à ce que l’on garde à l’esprit qu’il y a quelque chose de guerrier dans la batterie ? La jour d’une représentation, Andrew n’a pas ses baguettes ; sous le stress, il commence à courir partout, s’énerve sur les autres, prend la première voiture qu’il voit et se met à rouler à une vitesse méconnaissable pour pouvoir arriver à l’heure sous peine d’être viré. Et ce qui devait arriver arriva, insulté ,brutalisé, parfois physiquement comme mentalement humilié par son professeur, le jeune protagoniste se fait rentrer dedans par une voiture mais il est tellement obsédée par la réussite qu’il continue et arrive au lieu du rendez-vous en sang. Ici on peut remarquer une parallèle avec le final de Black Swan où lorsqu’elle finit sa représentation, elle meurt dans les bras de Cassel en disant « it’s perfect » car elle aussi est rongée par la perfection qui t’a en mourir. Lors de cette représentation, malgré sa détermination, il n’arrive pas à jouer à cause de ses blessure. Fletcher lui annonce donc qu’il est viré, Andrew n’en peut plus et il finit par en venir aux mains avec ce dernier, et quitte définitivement le Conservatoire, tandis que Fletcher est lui aussi mis à pied. Quelques mois plus tard, les deux personnages se retrouvent dans un club de jazz, où Fletcher révèle à Andrew qu’il n’a fait que le pousser dans ses retranchements pour libérer son potentiel, avant de lui proposer une dernière chance sur scène, lors d’un prestigieux festival.
Dans la dernière scène du long métrage qui d’ailleurs je le précise est l’un des meilleurs finals cinématographiques pour moi, sincèrement je pense que je n’aurai JAMAIS les mots pour décrire la sensation que j’ai en regardant cette scène. Andrew se rend donc sur place pour faire ses preuves, et réalise au dernier moment que Fletcher l’a piégé en lui imposant un morceau qu’il n’avait jamais travaillé. C’est alors que débutent les virtuoses dix dernières minutes du film : bien décidé à jouer malgré tout, Andrew lance lui-même le morceau suivant, et guide l’orchestre tout entier face à un Fletcher courroucé. A mesure que défile la partition – lors d’une séquence au montage étourdissant, où musique et cinéma se mélangent de façon spectaculaire et où la caméra de Damien Chazelle se métamorphose subitement en instrument de jazz – la colère de Fletcher laisse place à son admiration pour le jeune batteur. Dans un ultime solo sur le morceau Caravan qui est à couper le souffle, il finit par reconnaître, sans prononcer le moindre mot, tout le génie de son élève, traçant ainsi une grandiose double barre à la fin de la partition Whiplash. À ce titre, la dernière séquence restera dans la mémoire cinéphiles comme l’un des climax les plus fous jamais entendus et vus au cinéma. De l’adrénaline pure qui viole les rétines et brûle les tympans, un concentré d’amour/haine qui symbolise et synthétise les 85 minutes précédentes (sur 97) à l’électrocardiogramme déjà complètement fou. Il existe une panoplie de films ayant pour sujet la musique. Pourtant, Whiplash est unique en son genre. C’est un film qui vous fera sentir mal à l’aise tout du long mais en même temps vous vous sentirez captivés.
En conclusion, Whiplash c’est l’apprentissage par l’effacement de soi, l’endurance et la violence, rappellent évidement une conception toute guerrière de la pratique de la vie. Une claque magistrale d’un film dont la tension permanente explose dans un final éblouissant qui bouscule le spectateur dans tous les sens du terme. Difficile dans les dernières minutes de rester simplement assis et figé à son fauteuil quand, dans une apocalypse visuelle et symphonique, Damien Chazelle offre une conclusion qui, en plus d’être surprenante, clôt ce petit chef d’œuvre de la plus belle des manières, un hommage au jazz et une révérence au cinéma. Encore merci Monsieur Chazelle !
Inès Jouini, 1ère Hatchepsout.
