Challengers : jeu, set et match…

Avec la sortie récente de Queer, nouveau film de Luca Guadagnino, se replonger dans la précédente proposition cinématographique du multiple nominé de la Mostra de Venise est plus que tentant. En effet, comme il le précise lui-même, le cinéma du réalisateur italien est profondément ancré dans l’exploration de relations amoureuses et sexuelles marginales. Du jeune Elio qui découvre son homosexualité en tombant amoureux du collègue de son père dans Call me by your name à la métaphore cannibale de l’amour entre Lee et Maren dans Bones and all, les sentiments s’entremêlent et reflètent sa volonté de renvoyer une image sincère de l’humanité qui habite ses personnages. Ainsi, Challengers ne fait pas exception : si au premier abord le film semble retranscrire les ambitions de liberté sexuelle d’une jeune femme consumée par le sport, c’est en réalité un triangle amoureux bien réel où chaque coin est l’épiphanie d’un désir suffocant qui est dépeint.

Le film s’ouvre sur des ralentis d’un match de tennis ardent, et la tension physique est palpable, qui ne fait que se dévoiler au fur et à mesure que l’on découvre les travers des personnages. Dégoulinants de sueur et haletant, notre première impression des personnages est déjà symboliquement érotique. Tashi est au centre du poster promotionnel, et pourtant c’est bien Art et Patrick qui nous donnent un avant-goût de la sensualité qui se dissimule plus ou moins discrètement à l’écran. C’est bel et bien ce qui rend ce trope pourtant très cliché intéressant chez Guadagnino : un vrai triangle amoureux. Si, dans la plupart des longs métrages de ce genre, la protagoniste oscille entre ses deux amants, l’italien met un point d’honneur à ce que les trois angles de son triangle romantique soient explorés. C’est d’ailleurs la relation souvent oubliée dans cette dynamique qui est la plus tangible dans Challengers. Le rapport homoérotique entre les deux hommes, bien que concret plus tard dans le film, est en réalité déjà présent dès les premières secondes. Pris dans un match endiablé, les deux hommes semblent être ennemis, observés par une femme que l’on nous révèle avec un long travelling avant. Les lignes du filet et du terrain délimitent déjà les compétiteurs, avec Tashi ingénieusement placée entre les deux, une symétrie qui perdurera tout le long du film. À travers les palettes de bleu et de vert, ou encore les gammes d’orangés, la timeline saute du passé au présent offrant une révélation graduelle de l’histoire. Cette chronologie particulière contraint le spectateur à considérer chaque personnage pour ce qu’il est et était au fil et à mesure que la trame se déroule. À chaque collision de la balle contre une raquette, le point de vue change, permettant une vue globale de la situation, sans manichéisme des personnages, ce qui rend impossible la désignation d’un et un seul antagoniste. Par des jeux de regards et d’angles, champ contre champ, le rapport ambigu entre les trois athlètes nous est peint de manière très claire. Mais avec un peu de rétrospective on se rend compte que chacun d’entre eux est attaché à une chose en particulier : Tashi est avide de tennis, la seule chose à laquelle elle tient réellement et pour laquelle tout sacrifice est permis. Art est passionné par Tashi, par son approbation et son support, prêt à tout pour la satisfaire. Patrick endeuillé de son lien perdu avec Art à l’arrivée de Tashi, aveuglé par une revanche qui ne lui rendra pour autant pas l’épanouissement qu’il trouvait à jouer avec son ami. Beaucoup d’analyses de Challengers supposent que Patrick était amoureux de Art dans leurs années à l’université, et rien ne prouve le contraire. En réalité, sa détermination à séduire la jeune joueuse alors même que son ami ressent une attirance certaine, ou même son besoin constant de s’immiscer dans leur futur mariage, incitent à penser qu’il est peut-être inconsciemment aveuglé par sa jalousie. La scène de l’hôtel est le point culminant de la tension physique qui est sous-entendue dans de nombreuses scènes du film. Un churro partagé, une main sur la cuisse, chaque petit détail est bon pour insinuer ce qu’ils refusent de s’admettre. Axé autour des corps et de l’érotisme en général, Guadagnino filme les scènes sensuelles magnifiquement. Ce baiser échangé confirme l’attraction entre Art et Patrick, bien qu’elle ne soit jamais verbalisée, et que d’une certaine façon ils n’identifient pas eux-mêmes. Mais aussi vite que le score d’un match change, leur histoire fait de même.

Tashi de son côté n’a aucun scrupule à rebondir de l’un à l’autre telle une balle de tennis, laissant une onde de choc sur son passage. Elle trouve chez Art un candidat parfait pour achever ce que son accident l’a empêché de conclure, une marionnette à travers laquelle vivre ses ambitions injustement volées. Chez Patrick, elle perçoit une part de sa jeunesse tragiquement interrompue, une part d’elle à jamais scellée dans la fierté fulgurante de celui qu’elle a abandonné à la version d’elle-même à jamais perdue. À coup de caméra subjective, de gros plans, de contre-plongées ou encore de mouvements d’appareil énergiques, le public passe des premières loges de leurs ébats à simple spectateur en arrière-plan d’un match presque plus érotique que de tout portrait de nudité. Au-delà d’être un simple récit de tennis, ce film est avant tout une ode au désir. La scène la plus significative pour illustrer cette notion est probablement la scène de la tempête, métaphore de la tension encore tangible entre Tashi et Patrick. La lumière rouge frappant leurs profils tel un signal d’alarme, ils sont sur la même longueur d’onde pour la première fois depuis de nombreuses années. Dans ce rôle que Guadagnino a écrit en pensant spécifiquement à elle, Zendaya livre une prestation époustouflante, reflétant parfaitement la détermination qui anime son personnage. Asphyxiée par tout son potentiel inexploité, elle incarne le revers de la médaille en vouant toute sa vie et son avenir à une chose aussi éphémère et fragile qu’une pratique sportive. De leurs côtés, Mike Faist et Josh O’Connor transcrivent les personnalités bien singulières des deux hommes, tous deux intenses à leur manière. Au rythme d’une musique composée spécialement pour ce film, les plans saccadés se succèdent tel des coups échangés pendant un match frénétique. Les mélodies réveillent une excitation particulière, comme des frissons avant de franchir un cap inédit. La vie ouverte nous offre un aperçu de ce que deviendra la vie des trois protagonistes après ce fameux duel que l’on suit depuis le début du récit, et où chaque balle de match révèle un nouveau nœud sur les cordes entremêlées de leur vie passée, présente et future. On peut se laisser aller à penser qu’après tant d’années à vouloir se battre mutuellement, pour l’ego ou pour le numéro d’une fille, Patrick et Art ont enfin retrouvé le lien qui leur est le plus cher, au détriment de l’estime superficielle que leur offre l’attention d’une femme.

Lou-Anne Torond, Terminale Sekhmet.

Zendaya, Josh O’Connor et Mike Faist, les trois acteurs du film de Luca Guadagnino

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